Les songes turbulents, 5 ans en 2017 !

En 2017, la double structure des songes turbulents fêtera ses 5 ans avec plusieurs productions d’envergure. C’est l’occasion de faire un bilan sur ce qui a été mis en place et sur les perspectives qui se dessinent. Florent Siaud répond aux questions de Pierre-Damien Traverso.

Pierre-Damien Traverso : les songes turbulents fêtent leurs 5 ans d’existence. 5 ans, pour une compagnie, c’est jeune ?

Florent Siaud : c’est jeune, c’est en même temps l’occasion de faire un bilan d’étape et de dessiner la suite. Sur un plan purement technique, la création administrative de la structure française des songes turbulents a eu lieu en 2010. Mais ce que nous fêterons en 2017, c’est le fait qu’elle ait créé son répondant en 2012 à Montréal : Les songes turbulents Canada. Cette date marque donc le début d’une structure double, mais aussi le début de notre activité de producteur à part entière avec le pari très risqué qu’a constitué Quartett de Heiner Müller, le début d’un dialogue entre des artistes des deux côtés de l’Atlantique, avec ce que cela exige d’organisation logistique et de communication à mettre en place. C’est le début de notre raison d’être.

P-D.T : C’est encore le début, mais la compagnie commence déjà à affirmer son identité. Laquelle ?

F.S : sur le plan du mandat artistique, nous sommes partis du besoin de déployer sur scène une inquiétante étrangeté qui donne à sentir, à la fois par l’esprit, l’inconscient et les sens, tout ce qui fait notre richesse d’être humain, nos ambiguïtés, nos contradictions, nos pulsions. Cette prémisse de départ s’est enrichie au fil de nos rencontres avec les auteurs puissants que nous avons abordés. En côtoyant par exemple l’écriture de l’adresse de Viripaev dans Illusions (Une production de La Veillée mais comprenant les concepteurs habituels des Songes turbulents), nous avons développé une conscience plus aiguë du présent de la représentation, du rapport au spectateur, en réfléchissant à une façon de créer de l’étrangeté non seulement sur scène mais dans le rapport du spectateur à sa propre réception, à ses propres pensées. Au contact de l’écriture radicale de Sarah Kane, cette étrangeté est devenue celle de l’individu seul face à des normes sociales et politiques aliénante, broyant sa complexité et ses contradictions pour faire entrer les brebis dans le rang. Cela nous a conduit a pratiqué avec 4.48 Psychose un style plus corrosif, tournant vers le spectateur un miroir qui le plonge à la fois dans le chemin ténébreux de Kane et dans une réflexion sur la solidité de ses propres valeurs. Plus globalement, cette enquête sur l’étrangeté s’est précisée au fil des ans ; elle est devenue une façon d’investir un terrain que l’occident rationaliste et capitaliste a déserté au fil des siècles : celui de la spiritualité, de ce qui excède ce que nous possédons. Kane est hantée par la défaite de la religion fasse à ses besoins désespérés de donner du sens à notre passage sur terre. Viripaev se demande comment l’homme peut échapper au nihilisme. Monteverdi, dans le Combat de Tancrède et Clorinde, pose les jalons d’une sublimation nous permettant d’atteindre dans l’amour et dans la mort une part de nous-même dont nous n’avons pas conscience. Il ne s’agit pas de pratiquer un théâtre sacré. Dans un monde où le matérialisme et où le désarroi domine, nous interrogeons ce qui fait notre humanité et nous distingue du monde des choses.

P-D.T : c’est vrai, on voit en Europe naître une crise politique inquiétante et notamment une poussée des nationalismes. Peut-on dire que vous préfériez parler de notre humanité plutôt que de nos identités ?

F.S : nous pratiquons un certain humanisme, dans la mesure où, inlassablement, de Müller à Kane en passant par Viripaev et Monteverdi, nous cherchons à voir comment l’homme ne trouve de sens à son existence qu’en entrant en dialogue avec ce qui l’entoure, en s’appropriant le monde corps et âme. Pour autant, nous n’abandons en rien la notion d’identité. Bien sûr, nous nous écartons vigoureusement de toute définition sectaire invitant à nous replier sur nous, à ne nous définir qu’à l’aune de nos peurs, à ne nous croire solide que dans le refus de l’altérité. Mais énoncer ces refus, c’est surtout défendre une vision plus heureuse et nourrissante de l’identité. Comme l’écrit Amin Maalouf dans Les Identités meurtrières, « l’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence. » Nous ne faisons pas autre chose que nous abandonner aux jeux infinis de cette transformation imprévisible.

P-D.T : dans cette recherche d’ouverture, les deux pôles de la compagnie entre la France et le Canada constituent sans doute une aide. Qu’est-ce que ces deux pays ont à s’apporter ? Qu’est-ce qui unit et sépare les artistes des deux rives ?

F.S : des deux côtés de l’Atlantique, il y a un rapport différent au temps de répétition, à la façon d’aborder le dialogue entre le metteur en scène et l’interprète, au texte, au travail des concepteurs. Les habitudes de travail ne sont pas les mêmes, les traditions culturelles (notamment le rapport au réalisme) diffèrent, les contextes de travail (syndicats, subventions etc.) ne suivent pas les mêmes normes, le rapport à la langue et à la traduction repose sur des conceptions éloignées. Mais ce qui rapproche ces deux côtés, c’est le goût de la création, le désir de susciter la vie sur un plateau à travers une proposition globale exigeante et nourrie, l’amour des mots, la volonté de dire quelque chose au monde en empruntant le détour la scène. Encouragée par une visée commune, la rencontre de personnalités et de manières de faire divergentes engendre de l’étonnement, de la découverte. Dès lors, rien n’est banal dans la salle de répétition. Dans l’étonnement, chacun relit ce qu’il fait, propose dans une sorte de curiosité faite de rigueur et d’émulation. Finalement, il y a une étrangeté joyeuse à travailler ainsi, qui est peut-être le pendant de l’étrangeté que nous recherchons sur le fond.

P-D.T : en France, la position du metteur en scène de théâtre est questionnée. Beaucoup d’équipes émergentes tentent de travailler autrement, des collectifs se créent. Quel est ton rôle dans la compagnie et sens-tu que ta place est amenée à bouger au fil des projets ?

F.S : le modèle du collectif a toujours été très présent depuis son ébullition dans les années 1970, où tout rapport à l’autorité était questionné (le metteur en scène n’y a pas échappé) ; il l’est encore aujourd’hui chez les jeunes créateurs qui sortent des écoles de théâtre et ont envie de faire fructifier dans ce cadre des expériences humaines et artistiques qui ont été heureuses pendant leur formation. Mais si je suis très admiratif du résultat produit par le travail de certains groupes (on pense au génie proprement renversant du TG STAN !), j’avoue que je ne travaille pas dans cette perspective. Je préfère le dialogisme au partage des décisions. L’aventure de la mise en scène c’est, pour moi, un regard au départ, une intuition inexplicable, une proposition-source qui ne cesse de rencontrer l’autre et de s’en enrichir, tout en traçant toujours plus souterrainement son sillon. C’est un dialogue mystérieux entre le même (l’intuition de départ qui s’enracine, se métamorphose, se déploie dans la terre) et l’autre (les remarques des concepteurs, dont la spécialité dans chaque discipline apporte de fantastiques perspectives de “biais”, qui renouvelle les problématiques ; l’échange intense avec les acteurs, dont la densité de jeu, la palette et les questionnements nous poussent constamment à reformuler l’obsession de départ pour la déplacer). Ce qui m’importe, ce n’est pas la fusion des idées, c’est le rebond constant, c’est le jeu qui s’institue entre des partenaires en confiance. Il y a un poème de Rilke sur le jeu qui résume parfaitement cette dynamique :

Tant que tu ne poursuis et ne sais que ce que tu as toi-même

lancé, tout n’est qu’habileté et gain futile ;

c’est seulement si tu deviens soudain celui qui saisit la balle

qu’une éternelle compagne de jeu t’a lancée,

à toi seul, au cœur de ton être, en un juste élan,

en l’une de ces arches des grands ponts de Dieu,

c’est alors seulement que pouvoir-saisir est puissance

non pas la tienne mais celle d’un monde.

P-D.T : cette balle mystérieusement lancée, c’est jusqu’à présent des œuvres préexistantes d’une force indéniable. Mais cette balle peut être aussi une nécessité sociale et brûlante. Quels sont selon toi les cadres de ton esthétique qui pourraient se déplacer prochainement en réponse à l’actualité ?

F.S : le monde actuel change à la fois rapidement et brutalement. J’ai l’impression que cette mutation va conduire la compagnie à creuser de manière plus manifeste deux champs d’investigation : la violence et le plaisir. Je parle de violence parce que je crois qu’il y a une nécessité de penser la genèse de la violence dans notre société actuelle, de scruter les modalités discrètes sous laquelle celle-ci se présente dans des situations qui nous paraissent banales mais qui, coagulées, peuvent potentiellement conduire à des violences de masse de nature historique. C’est ce qui m’a tout de suite happé quand le Théâtre d’Aujourd’hui m’a proposé de mettre en scène Toccate et fugue d’Étienne Lepage : j’ai vu dans cette comédie noire sur une jeune génération au bord de l’implosion la possibilité pour nous de nous questionner sur la logique qui conduit au pire, les conditions de possibilité d’une violence aussi inouïe qu’imprévue dans la vie d’un groupe pourtant lisse et sans histoire. Mais je ne conçois pas cette violence naissante qui nous rejaillit au visage, sans un pendant, sans une réponse : ce pendant, c’est le plaisir. Loin d’être consensuelle, cette notion me semble être de plus en plus polémique et politique de nos jours. Plus on défend un hédonisme désintéressé, un souci de traduire dans le monde des sens un désir qui résonne en notre âme, un souhait de donner à notre besoin de transcendance des réponses profondes et charnelles (comme le goût, la fréquentation intense et sensuelle des arts), plus on s’approche d’une réponse possible à la violence que je viens de décrire. Se soucier de la détente, se mettre à l’écoute de ce qui boue intimement en l’autre et en soi, tenter de mettre en scène la liberté, l’étonnement, l’incongruité, c’est une façon de refuser le sacrifice de l’individu au discours asservissants, de ne pas mettre la radicalité des systèmes de pensée bien huilés au-dessus de la vie, de saper l’origine de la violence en lui substituant la curiosité pour la beauté qui remue. C’est précisément ce mécanisme qui m’a conduit a nous plonger dans Nina, c’est autre chose de Vinaver. J’y entends des questions, des appels de désir, des propositions, des échos entrelacés venus d’un monde polyphonique : tout le contraire des messages dogmatiques qui nous sont assénées aujourd’hui, tout le contraire des certitudes étroites qui nous recroquevillent sur nous-mêmes.

P-D.T : il est intéressant que la compagnie monte Toccate et Fugue, une comédie. Le rire est un aspect qu’on évoque peu dans votre travail et pourtant je ne peux m’empêcher de penser qu’il est présent. Faire rire, cela vous intéresse ?

F.S : je conviens que nous ne faisons pas du Feydeau (même si nous en rêvons) mais les gens rient souvent à nos spectacles. C’est d’ailleurs ce qui m’a le plus stupéfait le jour de la première de Quartett de Müller : la salle était à la fois pétrifiée par la noirceur de la relation entre Merteuil et Valmont et traversée d’éclats de rire devant les perles d’humour noir de la plume de Müller, rendues de façon féroce par Marie-Armelle Deguy et Juliette Plumecocq-Mech. Nous avons eu également des rires ou, à tout le moins, de sourires pendant les représentations d’Illusions : l’ironie avec laquelle l’écriture de Viripaev déconstruit progressivement tout ce qu’il raconte a suscité, chez le spectateur, la jouissance d’être piégé sur ses propres certitudes et d’avoir, au miroir de cette écriture espiègle, à revenir sur soi. Enfin, j’ai été très étonné de voir combien 4.48 Psychose avait été accueilli comme une “comédie noire”. Sans abandonner notre démarche sur les clairs-obscurs et tout en déployant un énigmatique décor rouge sensuel et sanglant, nous avons placé l’ironie et l’humour corrosif au centre de notre proposition pour mieux projeter les questions qui hantent Sarah Kane dans le coeur des spectateurs. L’humour insidieux, c’est peut-être le dernier visage de l’étrangeté que nous ayons découvert dans notre parcours au fil des 5 ans d’existence de la compagnie.

P-D.T : dans vos spectacles les structures scéniques entremêlent sons, vidéos et jeux de miroirs. Cela pourrait laisser croire à un théâtre de pure sensation avec des acteurs marionnettes ou silhouettes. Or, au contraire, les acteurs et les actrices de la compagnie sont intenses et charnels. Comment opérez-vous ce mélange ?

F.S : Nous travaillons constamment sur la contradiction. D’un côté, nous souhaitons déployer un travail de conception très dense, où toutes les disciplines (sons, vidéos, décors, costumes, lumières) sont étroitement intriquées pour donner corps à une vision du texte sur laquelle nous avons planché intensivement pendant des mois. D’un autre côté, nous avons la passion des interprètes puissants dont nous attendons secrètement qu’ils comprennent ces dispositifs tout en se livrant à un combat avec eux. Ce qui m’importe, c’est que la scène soit le lieu d’une tension entre une conception scénique franchement assumée et une interprétation qui entendent la faire plier, au lieu de se contenter d’y figurer. Dans nos spectacles, les comédiens ne sont pas des acteurs-marionnettes ; ils sont les leviers de la vie, les voix de la discorde. Alors peut naître l’inquiétante flamme.

P-D.T : tu parles beaucoup d’inquiétude. L’inquiétude, cela consiste à ne pas rester en place, se mouvoir, voyager. Quand on évoque le compagnonnage France-Québec on pense, inévitablement à Wajdi Mouawad. Aujourd’hui il est le nouveau directeur du théâtre de la Colline. Est-ce qu’un jour la compagnie s’installera dans un lieu ou l’itinérance fait-elle partie intégrante de sa façon d’être ?

F.S : je ne sais pas si c’est possible mais notre idéal serait un double lieu, qui ait une présence en Europe et une autre au Canada, afin de fédérer les coproductions, de faire circuler les artistes, de faire voyager les esthétiques et de s’épaissir de rencontre avec des mondes nouveaux, différents. Pour être en ce moment même en train de mettre en place des coproductions pour nos futurs projets, je mesure combien chaque théâtre, chaque pays même a une vision en tête, un mandat à respecter, un répertoire à défendre. Tout l’enjeu est de créer l’espace intellectuel, artistique et économique qui permette à chacun de s’y retrouver, de façon à ce que la rencontre ainsi produite contribue à la colonne vertébrale du projet et non à sa dilution. Dans ce jeu là, qui est une autre façon de décliner notre volonté de produire du dialogue, la question du lieu est centrale. On ne fait pas de résidence sans cadre. On n’accueille pas d’artistes d’ailleurs sans l’hospitalité d’un lieu. On n’engendre pas de rencontre sans la possibilité de se retrouver entre artistes d’abord, et ensuite avec des publics nouveaux. A l’heure où les frontières se referment, il nous faut être en mesure de repenser le lieu. Il est temps de mettre en pratique une utopie qui conjugue l’ancrage et le voyage, l’itinérance et la sédentarité. Nous n’avons pas encore atteint notre but mais je dois dire que les résidences qui se sont mises en place entre notre équipe et des institutions comme la Comédie de Picardie, le Théâtre La Chapelle, le Théâtre Prospero et le Théâtre d’Aujourd’hui sont une première façon de penser cette utopie ; quand nous retournons dans ces lieux, nous faisant l’expérience d’une complicité qui se poursuit, nous nous abandonnons à une histoire qui s’approfondit ; nous retournons en terres connues pour mieux expérimenter des choses nouvelles. Que chacune de ces institutions et leurs directeurs en soit profondément remerciée !

P-D.T : Tu parles de publics nouveaux. Qui cela peut être et quel théâtre faire pour eux?

F.S : Il y a plusieurs façons de parler du public. Parler de public nouveau, c’est d’abord parler de public de théâtre allant à l’opéra, alors qu’il n’en a pas l’habitude ; et vice versa. C’est l’esprit de notre mandat artistique, qui crée à la fois des spectacles de théâtre et des spectacles lyriques ; les habitudes d’écoutes et les attentes ne sont pas les mêmes et, pourtant, une jouissance commune peut surgir ; il faut l’attiser. Ensuite, il y a l’idée de ne pas en rester aux réseaux habituels de la diffusion du spectacle, mais de partir à la recherche de publics qui n’ont pas l’occasion d’y aller souvent ; je parle ici de décentralisation, au sens français du terme ; c’est précisément ce que nous allons faire avec Nina, c’est autre chose, en proposant le spectacle aussi bien sur des scènes établies à Amiens et Montréal que dans des petites salles de Picardie, afin que chacun puisse découvrir l’écriture de Vinaver, nos acteurs québécois, le propos de ce spectacle lumineux et étonnant. Dans un troisième temps, il y a l’idée que chaque spectacle voyage, c’est-à-dire qu’il prenne le risque d’être interprété devant le public habituel de la compagnie, tout en étant présenté devant des publics d’autres pays, d’autres continents. C’est à ce prix que les rencontres avec le public pourront nourrir le spectacle, les interprètes et les spectateurs, selon une alchimie qui lutte contre les logiques d’enclavement et de repli. Enfin, ce sont les publics de demain que nous devons susciter. Par là, j’entends les jeunes, les adolescents et les spectateurs dans la vingtaine. Il y a au deux moyens d’y parvenir : faciliter l’accès des salles aux jeunes spectateurs en multipliant le prix des billet cassé pour ceux qui viennent à la dernière minute ; c’est ce que j’ai vu en Allemagne et en Autriche, cela crée des files, des dynamiques, des émulations. Parallèlement, mais cela ne nous concerne pas encore car nous n’avons pas de lieu attitré, il faut que les grandes scène soient, en fin d’année, mises à la disposition quelques jours des écoles, des équipes pédagogiques de région ; un théâtre, ce n’est pas seulement la chasse gardée d’une élite ; c’est aussi un lieu public vers lequel chaque élève, après un an de travail artistique, peut tendre et proposer une forme qui fasse sa fierté, qui affirme son rapport à l’art, qui installe une confiance et génère une ouverture. J’ai été marqué par le rapport des jeunes élèves d’Île-de-France au projet “Dix mois d’école et d’opéra”, porté par l’Opéra national de Paris. Que de surprises quand nous sommes entrés dans le décor et les costumes ! Que de révélations au moment de s’approprier les loges de l’amphithéâtre de l’Opéra Bastille et d’y chanter l’opéra sur lequel ils avaient travaillé pendant un an. La philosophie de cette entreprise, il faut la déployer partout.

P-D.T : Aujourd’hui des metteurs en scènes parlent à un certain public tout en dérangeant. Après les spectacles de Vincent Macaigne il y a plus souvent dissensus que consensus. Que penses-tu de cela ? Reprendrais-tu à ton compte la phrase de René Char : “Celui qui vient au monde pour ne rien déranger et ne rien troubler, ne mérite ni estime ni patience.” ?

F.S : ce qui m’importe, ce n’est pas le bruit médiatique que peut faire le spectacle dans une communauté de spectateur déjà constituée. C’est le dissensus qu’il peut provoquer dans le fors intérieur du spectateur. Et cela, c’est beaucoup plus mystérieux et difficile à mesurer. C’est pour cela que je suis présent à chacune des représentations de mes spectacles. Je suis curieux d’entendre les questions, les doutes, les mystères, l’étonnement que le spectacle a installé, très loin et sans éclat, dans la singularité de chaque spectateur, et encore plus chez ceux qui ne vont pas souvent au théâtre : au détour d’un verre, on entend qu’une petite épiphanie a eu lieu et qu’elle a touché un point très éloigné et intime. L’étonnement, c’est un muscle que l’on doit entraîner. C’est l’organe nécessaire à notre survie intérieure, à notre résistance intellectuelle autant qu’à notre résilience face aux épreuves collectives et individuelles. C’est le fondement même de notre être au monde, de notre inscription dans la société, de l’élaboration de nos convictions, de la définition de nos désirs, de notre rapport à l’autre. C’est tout ! Ce n’est certainement pas la télé qui peut le stimuler ; la scène le doit.

P-D.T : À l’occasion d’un anniversaire il est d’usage de faire un vœu. Qu’est-ce qu’on peut souhaiter de bon pour Les songes turbulents ?

F.S : du dialogue, encore du dialogue, toujours du dialogue ! Au théâtre, dans les rencontres individuelles, en salle de répétition, au café, dans les familles, que celui-ci se fasse avec les spectateurs, avec les directeurs, avec les artistes et que ce dialogue là reste une dynamique stimulante pour se frayer un chemin dans notre monde ! Cela veut aussi dire que nous devons aller plus loin dans la circulation de nos spectacles, dans l’organisation d’actions culturelles, scolaires et universitaires autour de nos représentations, dans les débats qui peuvent émerger autour d’eux. Parallèlement, il nous faut faire entendre toujours mieux notre ligne sur le fait que nous sommes un laboratoire d’échanges entre des artistes issus de plusieurs pays mais aussi de plusieurs générations. Alors que le système actuel tend à cliver les générations en artistes établis d’une part et artistes de la relève d’autre part, sans vraiment valoriser les passerelles entre ces deux catégories, le pari de la compagnie consiste à soutenir qu’un dialogue fructueux entre des artistes issus de générations différentes peut avoir des incidences artistiques majeures sur le développement de chacun. Ce discours n’existe pas assez aujourd’hui ; il faut l’entendre car il ouvre de nouvelles perspectives. Arrêtons de séparer les voix, les discours, les générations ; créons de nouvelles possibilités en les assemblant dans des formes de collaborations stimulantes.