“Directeur du Théâtre Roger Barat depuis 2009, Vincent Lasserre impulse une programmation aussi dynamique qu’originale. En ce 15 octobre, quatre cents personnes découvrent Combattimento, “fantasmagorie baroque” coproduite par l’Ensemble Diderot, la compagnie Les Songes turbulents, l’Atelier des Musiciens du Louvre et le Festival de Pontoise.
Dans sa présentation d’avant-spectacle, le metteur en scène, Florent Siaud, annonce que l’ouvrage original – Il combattimento di Tancredi e Clorinda, composé par Monteverdi pour le carnaval de Venise, en 1624 – marque la transition entre la musique vocale et celle qu’incarnent des chanteurs-acteurs. Mais Il combattimento… ne dure que vingt minutes : “Comme tous les bijoux, il faut le sertir.”
La solution généralement adoptée consiste à choisir d’autres pièces de ce même Huitième Livre des Madrigaux guerrieri e amorosi. Plus audacieux, Florent Siaud innove : La Gerusalemme liberata (1581), écrite par Torquato Tasso, a stimulé l’imagination d’autres compositeurs. Ils racontent, eux aussi, la Première Croisade, menée par Godefroi de Bouillon pour délivrer Jérusalem des Sarrasins. Ainsi, Mazzochi, Marazzoli ou Belli convoquent les mêmes personnages de l’épopée, qui nous font passer de la Renaissance au baroque.
La thématique de Combattimento est guerrière : littéral et figuré, le “combat” oppose désir et raison, amour et mort. Des “figures entêtantes” surgissent, telle l’envoûtante Armide, qui fait perdre aux chevaliers virilité et sens du devoir. Herminie, elle aussi, est une princesse orientale : fille du roi d’Antioche, elle s’éprend de Tancrède, son beau geôlier, mais ce dernier n’aime que Clorinde. Ces “femmes ensorceleuses, toutes de tendresse et de mélancolie” peuvent guérir les blessures, non seulement grâce aux plantes magiques, mais surtout par leurs murmures incantatoires.
L’idée des créateurs de ce spectacle, qui fonctionne à la perfection, est de plonger les personnages dans un songe orageux, celui du Tasse, entre la veille et le sommeil”. Cette vie déchirée par des amours impossibles reflète celle de l’écrivain, piégé par sa passion pour la duchesse d’Este. Dans sa cellule de l’hôpital Sainte-Anne, à Ferrare, il soupçonne un complot universel, voit des rats qui le persécutent, rédige une lettre : il se dédouble, dialoguant avec son propre spectre.
La traduction visuelle de cette conception magistrale séduit d’emblée. Placés à gauche sur la scène, éclairés par de douces lueurs, les musiciens, qui jouent sur instruments d’époque, semblent faire partie d’un somptueux tableau, signé Giorgione ou Véronèse. L’âge tendre de toute la troupe est une source de jouvence, pour soixante-dix minutes d’émerveillement. Sous la direction à fleur de peau de Johannes Pramsohler, l’Ensemble Diderot émerge de la nuit pour faire revivre ces airs lumineux, évoquant le cliquetis d’une amure juchée sur un cheval à la lutte… Vladimir Kapshuk et Matthieu Chapuis prêtent tout leur charme aux ennemis qui semblent frères, tandis que Mercedes Arcuri incarne la femme éternelle, de la berceuse initiale au lamento final.
Ce spectacle raffiné se place au rang de ceux de Benjamin Lazar et de Louise Moaty : Monteverdi et ses contemporains n’ont sans doute jamais paru aussi jeunes, aussi envoûtants. Souhaitons qu’une tournée prolonge ces instants de grâce, ces apparitions bouleversantes, ces épures où les plis d’un manteau suggèrent des tourments indicibles, avec ces chevaliers qui s’entrechoquent en une fresque alla Masaccio…
Du grand art, que le public d’Herblay accueille dans un silence religieux, avant d’éclater en ovations.